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Le château de Sommières – Site de Sommières et Son Histoire

N. FAUCHERRE J. MESQUI

Il est dans le Gard un château méconnu du monde savant, dont la légende s’est emparé pour en faire une tour wisigothe.

Ce château, c’est la citadelle dominant Sommières, tour à tour fief de la plus puissante famille du Languedoc oriental, forteresse royale française de la croisade, place de sûreté protestante, puis prison … pour les mêmes.

Nous allons tenter dans ces lignes, au regard des laconiques mentions de ceux qui l’occupèrent, d’en reconstituer l’histoire architecturale exemplaire. Beaucoup de questions posées resteront sans réponse mais il ne s’agit pas tant pour nous de certifier que de tracer les voies de recherches futures.

Occupant le débouché naturel du pont sur la voie romaine de Nîmes à Lodève, l’assiette du château dut certainement recevoir un poste militaire permanent dès le règne de Tibère. Le castrum s’était fixé à Villevieille, à 800 mètres au nord, hors d’atteinte du Vidourle mais ne verrouillant pas la seule voie possible menant à Nîmes1. Selon une évolution fréquente (Argenton / Creuse), une partie de la population se fixa au Haut Moyen Age dans le secteur du franchissement du Vidourle, passage obligé, donc source de revenus2.

Du premier château, existant en 1041 puisque Bernard III d’Anduze y signe un acte, nous ne savons rien ; il devait occuper le point le plus haut (B) plutôt que l’assiette de la tour actuelle. Cette dernière (a) que nous désignerons comme "Tour Bermond" est, comme nous le verrons, une construction certainement antérieure à la crise albigeoise. Ce type de château bipolaire, très probablement à deux donjons correspondant à un dédoublement de fief entre deux seigneurs, est fréquent dans la féodalité méridionale. Nous n’avons malheureusement que des mentions lacunaires sur ses premiers propriétaires, les Bermond de Sauve et d’Anduze, car cette famille, une des plus brillantes et sans doute la plus puissante du Languedoc oriental, en demeurant fidèle au comte de Toulouse, malgré la croisade royale, disparut dans la tourmente avec ses archives1. Nous pouvons seulement affirmer que les Bermond battent monnaie à Sommières depuis le premier quart du XIe siècle et que la ville obtiendra seulement en 1222 sa charte communale.

En 1226, peut-être après un siège, la moitié du château est sous le contrôle du roi de France2. Les actes conservés dans les archives de la sénéchaussée de Beaucaire, plus prolixes, mentionnent un reconstruction au château en 1228 – 29 avec des matériaux pris à l’église voisine.

Pierre d’Athies, sénéchal de Beaucaire de 1239 à 1241 et Pons Gaucelin, viguier de Sommières, mettent même en coupe réglée toutes les localités voisines pour se procurer du bois pour la reconstruction. Les travaux semblent se poursuivre jusqu’en 1261 sous le contrôle du viguier Pierre de Gache3.

En 1248, Saint Louis avait d’ailleurs échangé avec Bermond de Sauve, co-seigneur de Sommières, ce que ce dernier détenait encore dans cette ville contre le château du Caylar (Gard).

Les travaux royaux, au regard de l’analyse architecturale, durent se prolonger jusqu’à la première décennie du XIVe siècle, simultanément à ceux d’Aigues-Mortes et Beaucaire. Ils ont donné à Sommières son périmètre définitif (enceinte urbaine, Vignasse) ; ils se matérialisent au château par la construction d’une chapelle Saint Sauveur, dont la tradition4 attribue la fondation à Saint Louis, mais aussi par l’érection du donjon de Montlaur (b) et de deux logis pour le viguier, le tout clos d’une double enceinte de murailles.

Selon Etienne Giry, bourgeois de la ville, qui fit imprimer à Lyon en 1578 une "Histoire des deux sièges de Sommières" (1573 – 1575), le château aurait été attaqué par les Anglais au cours de la guerre de Cent Ans. En octobre 1421, la ville tenue par les Bourguignons sera assiégée par le dauphin, futur Charles VII. C’est le sénéchal de Beaucaire qui finit par prendre la ville à son gouverneur Hugues de l’Aubespine au début de l’année 1422 mais nous ignorons les péripéties de la lutte (cf. I. Gaussen, op. cit. p. 50). La tour de Montlaur, "qui avait 9 pieds (3 mètres) d’épaisseur", selon Giry, fut abattue pendant le siège de 1573 puis reconstruite car elle est figurée sur la gravure du siège de 1622 par Melchior Tavernier. Le siège de 1573 par Damville détruisit également la tour de la Bistourre au sommet de la Vignasse et une partie des courtines du front d’attaque qui furent reconstruites aussitôt. Beaucoup de travaux ponctuels semblent avoir été faits dans cette période troublée des guerres religieuses, mais le seul ouvrage sera le gros bastion rajouté pour couvrir le front sud. Les canons du château seront transportés en 1662 au fort Saint Nicolas de Marseille à peine sorti de terre.

Après la révocation de l’Edit de Nantes en 1685, des casernes adossées aux murs intérieurs seront construites dans la cour. Il semble qu’on puisse en attribuer la construction à Jacques Cubizol, architecte nîmois mentionné dans les devis des ingénieurs militaires Niquet et Duplessis en 1688 et 16911. A l’écart des routes royales créées en Cévennes, la place est alors entretenue comme prison, d’abord pour les huguenots2 puis pour les droits communs jusqu’au début de l’Empire. Au cours du XVIIIe siècle, on suit pas à pas les travaux d’entretien au château comme sur l’enceinte de la ville grâce aux plans d’ingénieurs3.

Avec l’autorisation, un peu désuète, des militaires, la ville s’ouvre sur le plat pays : destruction de la tour de la Gleizette placée au milieu du pont en 1715, percement sur le front nord de l’enceinte urbaine des portes du Bourguet, puis Narbonne en 1752, suppléant la porte primitive placée au pied des Coustourelles au départ de la rampe du château (connue sous le nom de Porte des Frères Mineurs), remplacement de la porte Taillade au sud par deux piliers en 1768, construction d’un quai le long du Vidourle en 17844.

Vendu aux enchères sous l’Empire, le château fut morcelé entre plusieurs propriétaires mais le préfet obligea la mairie à acheter la tour subsistante qui sera classée Monument historique avec le beffroi en 1912 (5/2/1809). Le logement du gouverneur, s’étendant à l’est, sera utilisé comme école à partir de 1879 ; puis rasé en 1936. Cette année-là, la municipalité fit construire deux réservoirs d’eau dans la cour, ce qui entraîna la destruction de l’ensemble des casernes qui la bordaient depuis le XVIIe siècle. La commune vient de se rendre acquéreur de la Vignasse, pour en faire un jardin. Seul l’emplacement du donjon de Montlaur, assiette du premier château, est aujourd’hui propriété privée.

L’assiette du château est une croupe calcaire s’inclinant vers le sud, largement rattachée, vers Villevieille au nord, à un plateau plus élevé, la Coustourelle, qui constituera de tous temps le point faible de la défense. A l’est, de petites dépressions sèches, les Mauvalats, l’isolent du même plateau. Le château domine surtout à l’ouest, commandant de 40 mètres le franchissement du Vidourle et la ville tassée autour. Etiré sur 235 mètres de long, à une altitude variant entre 60 et 80 mètres, le complexe castral se subdivise en deux entités autonomes, l’enceinte de la Vignasse (C) formant tampon face à la Coustourelle et le château proprement dit, composé de deux plates-formes portant chacune une tour (a et b) reliées par une cour en contrebas (A).

L’accès se fait à partir de la place des canons formant terre-plein au contact des deux enceintes, mais une sortie de secours rejoignait à l’est le chemin de Nîmes qui contournait le château par le sud. Avec la diffusion de l’artillerie, le secteur nord-est, face à la Coustourelle, sera celui d’où viendront les bombardements et l’assaut. En 1573, la tour de Montlaur sera renversée par des tirs venus de l’est, depuis un mamelon à cent mètres d’altitude, au delà des Mauvalats. C’est la que Rohan fit construire, après 1622, un ouvrage provisoire, le fort de l’Olivette, pour occuper cet emplacement trop favorable à l’assaillant ; les retranchements en sont toujours décelables. Comme l’indique la gravure du siège de 1622, la Coustourelle fit également l’objet de travaux provisoires sous forme d’un grand retranchement protégé par des gabions ne s’étendant malheureusement pas jusqu’à l’enceinte de Villevieille.

La tour Bermond (a), que nous désignerons comme telle par opposition à la tour de Montlaur (b) explicitement désignée sur le plan du XVIIIe siècle, est la plus ancienne construction visible sur le site. Elle est construite en grand appareil de bossage rustique à liseré probablement issu de la carrière de calcaire de Junas à 2 kilomètres à l’est. La construction est assise sur une chemise contrebutant les terres qui constituent peut-être une motte artificielle. Mais la porte primitive (E), aujourd’hui murée au sud près de l’angle occidental, devait se trouver, à l’origine, à plusieurs mètres au-dessus du sol extérieur et n’être accessible que par une échelle mobile.

Formant un rectangle de 11,4 x 9,5 mètres avec des murs plus épais sur les long côtés1, elle s’élève à 25 mètres de haut (les parapets crénelés en parpaing sont fantaisistes). Les deux niveaux intérieurs sont voûtés en berceau brisé longitudinal et prennent chacun jour, au levant et au couchant, par une étroite fenêtre ébrasée vers l’extérieur et haut placée dans la salle. L’escalier qui dessert l’étage supérieur et la plate-forme (anciennement couverte) est une vis dont chaque marche est un monolithe formant noyau et engagé dans le mur de cage, ce qui indique une datation postérieure à 1180. L’escalier est ménagé dans l’épaisseur de l’angle sud-ouest, tout contre la porte d’accès, elle même défendue par deux séries de vantaux et par son étroitesse (68 cm de large). A une époque postérieure (milieu XIIIe siècle ?), on mura cette porte pour en percer une autre au milieu de la face nord (f), qui était associée à une bretèche sommitale dont subsiste un corbeau. Sans doute simultanément, on enveloppa la tour d’une chemise dont la face nord est détruite ; équipée de latrines (B) et d’archères courtes (C, D) dont une niche (A), cette chemise était couverte comme l’indique la présence de corbeaux pris dans le parement de la tour à trois de hauteur.

En dehors de ces adjonctions, le contexte de la construction de la tour de Bermond peut être cerné avec certitude grâce à ses parentés architecturales évidentes avec une famille de tour à bossage récemment mise en valeur en Languedoc2. En effet, de Maguelonne au sud, avec la tour de la cathédrale, aux superbes tours de Largentières en Ardèche, le bossage se manifeste en Languedoc par une fréquence qui n’est pas sans voisiner celle des pays germaniques au XIIe siècle. La grande tour de Sommières possède des similitudes architecturales irréfutables avec plus de quarante autres sites : tour carrées ou rectangulaires possédant au moins un niveau voûté en berceau, accessible par une poterne coiffée d’un arc aux long claveaux, au dessus d’un linteau supportant un tympan de pierre (celui de Sommières est admirable entre tous). Le relevé systématique de ces constructions permettrait peut-être de conforter l’hypothèse de plans-types de tours construites en série par des équipes de maçons spécialisés. Les modules de Sommières semblent à cet égard correspondre à ceux des tours de Moussac, Durfort, Sauve et Gignac. Mais l’emploi d’arc brisés dans les voûtements, la maîtrise dans la mise en œuvre de l’escalier en vis incitent à dater la Tour Bermond de Sommières parmi les dernières construites au début du XIIIe siècle, avant la croisade albigeoise qui va rétablir, pour quelques décennies en tout cas, le parement lisse.

La chemise de la tour, parementée précisément sans bossage, est prolongée au nord par deux murs délimitant la cour (A) et s’appuyant au rocher portant les tours de Montlaur (B). Les maçonneries des courtines et de la chapelle, fortement remaniées au cours des siècles, sont attribuables sans conteste aux maçons royaux du XIIIe siècle. de même, les deux logis, sans doute construits pour le viguier et pour le roi ( ?) datent du milieu du XIIIe siècle comme l’indiquent les voûtes d’ogives et la baie géminée de celui du nord-est (m), les maçonneries et la voûte crevée de celui épaulant la chemise de la tour Bermond au sud de la cour.

Simultanément, le corps de place fut enveloppé d’une seconde enceinte équipée d’archères à ébrasement simple identiques à celles de la chemise. A partir de la place des canons, le cheminement se faisait dans la lice, sous le contrôle du réduit (B).

Au delà de ce réduit portant la tour de Montlaur, l’enceinte de la Vignasse (C), s’étendant sur 140 mètres de long, n’a aucune liaison avec le château, mais s’ouvre uniquement sur la place des canons vers la ville, sous le contrôle direct du réduit, par une porte à bossage tabulaire surmontée d’une bretèche.

Cette enceinte, autonome du château dont elle ne forme pas la basse-cour, est de prime abord incompréhensible.

Un événement des guerres de religion nous permet de mieux comprendre ce retranchement inédit ; lorsque le Duc de Rohan établit un nouveau gouverneur, Monsieur de Calonge, ce dernier émit des prétentions au sujet de la Vignasse, qu’il voulait intégrer comme dépendance du château. La communauté fit valoir que de tout temps cette propriété appartenait aux habitants qui avaient la charge de son entretien et de sa défense ; les bourgeois eurent ainsi gain de cause auprès de Rohan1. En somme, la Vignasse formait un ouvrage avancé du château, largement ouvert à la gorge à l’usage des seules milices sommiéroises. Le château en était soigneusement retranché par un fossé en arc de cercle. C’est dans le fond de ce fossé qu’est placée la porte, flanquée à la fois par le réduit (B) et la tour de la Vignasse (C), formant saillie sur ce seul côté. Sur ce front dominant la ville , une autre tour (d) épaule la courtine mais sans aucun flanquement possible. L’importance des terrassements réalisés (3 faïsses successives) incitent à faire des tours des ancrages pour le soutènement des terres rapportées. La Vignasse elle-même était isolée des Coustourelles par un profond fossé (16 x 16 mètres) taillé en plein roc, qui a servi de carrière.

Face au point dominant, la tour de la Bistourre a été en grande partie reconstruite après les sièges de 1573 et 1622 (échauguette d’angle équipée de goulottes à grenades). Mais la base de la tour, seule d’origine, présente deux maçonneries bien différenciées : vers le nord, un gros mur-bouclier très épais appareillé en bossage semi-rustique ; sur les flancs non exposés, une mise en œuvre plus hâtive en moellons. Les archères très longues (aujourd’hui enterrées) comme l’emploi du parement en bossage semi-rustique au chanfrein soigneusement ciselé à la porte et aux tours certifient l’attribution aux officiers royaux de la deuxième moitié du XIIIe siècle de cette vaste enceinte couvrant ville et château, contemporaine de l’enceinte urbaine. Cette dernière, qui avait intégré en son sein les quartiers septentrionaux non protégés par l’aplomb du château, se trouvait largement dominée par la Coustourelle ; l’enceinte de la Vignasse était donc nécessaire à la fois comme poste avancé du château et comme bouclier pour la ville, interdisant sa prise par le haut.

Dans le même temps, la tour de Montlaur est reconstruite. L’angle de ce donjon subsistant aujourd’hui, appareillé en bossage à chanfrein large quasi tabulaire certifie une construction royale des règnes de Philippe le Hardi ou Philippe le Bel (entre 1270 et 1314). Ce type d’appareil se retrouve à la tour de l’horloge à l’entrée du pont, au donjon de Bellegarde, à la tour-porte du château de Beaucaire, à l’enceinte urbaine d’Aigues-Mortes, tous chantiers attribuables aux officiers royaux de cette période2. Le contexte très chaotique de ce secteur, où se sont conservées plusieurs salles souterraines, laisserait présager de belles potentialités archéologiques.

Les travaux ultérieurs sont portion congrue au regard de l’immense campagne royale de la deuxième moitié du XIIIe siècle. A une date indéterminée, on rajouta une curieuse salle (f), voûtée d’énormes dalles, sur la terrasse haute de la Vignasse. Pendant les guerres de religion fut greffé le bastion sud (F), pour l’accès duquel on perça dans la courtine la porte dite "porte Henri IV". Des casernes de la fin du XVIIe subsistent un corps de bâtiment et les curieuses gargouilles en forme de tubes de canons visibles au sommet du mur oriental de la cour. La tour de la terrasse (j) sera également fortement remaniée dans la période, comme le prouvent les dessins des ingénieurs (Archives du Génie, pièce 15).