J.L. RENARD
Pendant plus d’un demi-siècle, les habitants de Sommières ont vécu au rythme d’une sirène qui se faisait entendre six fois par jour : le matin à 7 h. 45, un coup long signalait qu’il fallait se préparer, à 8 heures trois coups brefs annonçaient le début du travail, à midi c’était la pause. L’après-midi même cérémonial à 13 h. 45, 14 heures, et 18 heures pour annoncer la fin de la journée.
Ménagères, écoliers, commerçants, artisans, fonctionnaires, tous ceux qui avaient une activité sur la commune connaissaient ce code. On parlait même d’un cheval, habitué à tirer la charrue dans les vignes alentour qui s’arrêtait au coup de sirène annonçant la pause et refusait obstinément de finir le sillon qu’il avait commencé. Avant de mettre le nez dehors on savait le temps qu’il faisait : un son fort et clair était porté par le mistral ou la tramontane, le ciel devait être sans nuage et la température un peu fraîche. Par contre, un son voilé, à peine audible était signe de vent de mer, donc ciel couvert et risque de pluie. Il ne faut pas oublier ce que ce bruit avait de lugubre quand il sonnait en pleine nuit pour annoncer qu’il y avait le feu à l’Usine.
L’Usine ? Mais oui, Sommières avait une usine très importante, et pendant des décennies, presque toutes les familles de Sommières ont eu au moins une personne qui travaillait au « Coton » . Pourquoi et comment une activité industrielle axée sur la transformation du coton s’était implantée à Sommières ?
Ingénieur électricien de formation, rien ne prédisposait Ernest Pages à devenir industriel à Sommières. Il avait trouvé sa vocation, si l’on peut dire, pendant la guerre, celle de 14-18.
Dans les Vosges, il s’était lié d’amitié, au hasard des permissions et des temps de repos, avec des industriels cotonniers et il s’était immédiatement passionné pour le travail de ce matériau exotique qui avait tant de qualités et de possibilités d’utilisations.
Rendu à la vie civile, Ernest Pages prospecta dans le midi pour trouver le lieu d’implantation le plus approprié pour travailler le coton. Premier impératif avoir de l’eau en grande quantité.
Est-ce la réputation du Vidourle et de ses vidourlades qui l’attirèrent à Sommières ? Peut-être. Le fait est que le premier août 1919, il s’associe avec Sully Boisson qui exploite dans notre ville une fabrique de cotons et ouates.
Sully Boisson, sommiérois d’origine avait acheté à Courthézon (Vaucluse) une usine de coton cardé qu’il avait d’abord transférée à L’Isle-sur-Sorgue puis au début de la guerre, à Sommières, dans un local lui appartenant, rue Princesse.
En 1922, Sully Boisson se retire. Ernest Pages reste seul exploitant.
Pour être certain de la qualité de sa fabrication, il n’hésite pas à retourner dans les Vosges où il débauchera quelques ouvrières qualifiées qui transmettront leur savoir aux sommiéroises.
En 1925, un premier incendie va ravager l’immeuble et pour reprendre au plus vite son activité, Ernest Pages transfère ses machines à Lunel (route de Sommières à droite avant le pont du chemin de fer).
Il serait fastidieux de donner les dates des incendies qui ont bien souvent causé de gros dégâts à l’usine ; la poussière de coton en suspension dans l’air est particulièrement inflammable et une simple étincelle peut provoquer une catastrophe
Moins de deux ans après, Ernest Pages achète un terrain à Sommières à la famille Ducros dans le quartier dit « Le Tromphle » et construit le premier bâtiment de la future usine.
Mais le problème de l’eau n’est pas résolu : l’eau courante ne sera installée à Sommières qu’en 1932. L’alimentation de l’usine ne peut se faire que par forage. Pour pallier cette carence, Ernest Pages achète une usine désaffectée à Sauve sur le cours même du Vidourle et y installe l’usine de blanchiment du coton et la carderie en utilisant les anciennes machines des usines cévenoles qui traitaient la soie
Nous sommes dans les années 30. Le coton acheté sur échantillon à Karachi arrive du Pakistan à Marseille par cargo. Les balles arrivent à Sommières par la route. La gamme de fabrication est assez étendue pour utiliser toutes les qualités depuis le coton à lustrer, dont les carrossiers font une grosse consommation, jusqu’au coton chirurgical.
Un atelier, à Nîmes, fabrique les épaulettes pour vêtements et une usine à Vienne (Isère) fabrique la gaze à pansement (sous la marque PRATEX)
Le 24 novembre 1932, les Etablissements PAGES, avec les 4 sites d’activité dont nous venons de parler absorbent la Fabrique Internationale d’Objets de Pansements (F.I.O.P.) à Montpellier et créent ainsi la Société Cotonnière du Midi (So.Co.Mi.). Notons au passage que l’un des membres du Conseil d’Administration n’est autre que Marcel Audibert, pharmacien à Sommières, beau-frère d’Ernest Pages, dont la remarquable thèse de doctorat avait pour sujet « Les Eauxd’Alimentation de Sommières en Languedoc » .
En 1935, une partie de la carderie de Sauve est rapatriée à Sommières ; le blanchiment suivra peu après.
Les difficultés de transport, en 1939, vont accélérer la centralisation sur Sommières aussi bien pour les épaulettes que pour les pansements.
Mais le conflit mondial interdit tout approvisionnement en coton. Pour faire tourner l’usine, il faut trouver un matériau de remplacement, un « ersatz ». Ce sera la cellulose : premier retour aux sources, l’approvisionnement se fera auprès des papetiers de l’Isle-sur-Sorgues. Le coton sévèrement contingenté sera réservé aux usages médicaux et chirurgicaux, la cellulose le remplacera dans tous les usages hygiéniques.
Malgré le manque de main d’œuvre masculine (prisonniers de guerre, déportés) l’usine emploie dans ces années là plus de 150 personnes. Le ravitaillement est difficile et pour venir en aide à son personnel, Ernest Pages crée, sur un terrain mitoyen les premiers jardins ouvriers qui subsisteront bien après ces années noires.
A la fin de la guerre, l’usine reprend une activité normale, mais de nombreux facteurs, augmentation sensible des frais de transport, décolonisation du Pakistan, entre autres, rendent le prix de la cellulose beaucoup plus attractif ; le coton cède du terrain et ne le reprendra pas. L’apparition de la mousse de polyester va sonner le glas de la fabrication des épaulettes pour vêtements. Des barres de mousse semblables à des pains de glace sont débitées par une machine à lames courbes qui, en un aller-retour fabrique une paire d’épaulettes alors qu’il fallait plusieurs minutes à une piqueuse pour obtenir le même résultat avec la bourre de coton.
Ernest Pages disparaît le 24 Décembre 1959. Il aura vécu assez longtemps pour voir son usine envahie par le Vidourle une deuxième fois, le 4 octobre 1958 après la crue non moins mémorable du 27 septembre 1933, et Dieu sait les dégâts que peut faire de l’eau, sale, dans du coton, hydrophile !
Son fils, Jacques se trouve à la tête d’une entreprise de plus de 150 salariés, confronté aux problèmes de concurrence exacerbée par les exigences de la grande distribution. La seule solution : moderniser pour produire davantage et au meilleur prix. Des machines ultra sophistiquées remplacent les cardes vétustes.
L’alimentation en eau se fait par une canalisation venant directement du Vidourle ; les eaux usées sont rejetées en aval après passage dans un bassin d’épuration où de temps en temps vient s’ébattre un poisson rouge pour prouver la non-toxicité des effluents.
Malgré tous ces efforts, l’équilibre financier est menacé par les prix toujours plus bas exigés par cette nouvelle forme de commerce qu’est la grande distribution. Il faut se résoudre à une alliance avec un confrère, si ce n’est un concurrent. Nouveau retour aux sources, en avril 1974, un accord est conclu avec la Vosgienne (Tissage de Julienrupt) : Jacques Pages conserve la direction de la Socomi pendant quelques années et se retire définitivement en 1984. Les nouveaux propriétaires vont essayer de résister quelques temps encore, mais en 1988 ils abandonnent la lutte et l’usine est démantelée.
Les économistes « distingués » calculent l’impact des salaires sur la vie économique en partant des salaires bruts plus les charges, ces dernières étant réinjectés dans le circuit par le biais des retraites, pensions, remboursements des frais médicaux et allocations diverses. Mis à part l’équipe de direction, le personnel de la Socomi était en grande majorité féminin et, sans mettre sa compétence en doute, n’avait pas de qualification spéciale ; les salaires étaient voisins du Smic. L’économie sommiéroise pouvait donc compter sur plus de 180 salaires à l’équivalent actuel de 10 000 F charges comprises ( soit par mois 1 800 000 F ou, pour les générations à venir, prés de 275 000 euros !). Un pareil pactole justifiait la multiplication et la prospérité des commerces, en atténuant dans une large mesure la perte d’importance des marchés du Samedi et des six foires annuelles. Dans le nouveau paysage économique, plus personne ne connaît les foires, le samedi est le jour de promenade en famille (vers le super-marché du coin !), la Socomi a disparu : pauvres commerçants sommiérois !
Si vous allez vous promener dans le quartier du Tromphle, vous trouverez une véritable cité artisanale implantée dans les anciens bâtiments de la Socomi. Symbole de l’activité passée, la cheminée de l’usine disparue est toujours dressée et veille sur ces ateliers qui veulent prouver la vitalité de Sommières et de ses habitants.