Quand le présent exauce le passé
Le 18 Octobre 1997, la Communauté de Communes du Pays de Sommières inaugurait la crèche familiale "l’Enfantine" sur la rive droite de Vidourle, dans la propriété restée connue sous le nom de "Saussinette" 1. La crèche de la Saussinette est une crèche intercommunale accueillant les enfants des communes du Pays de Sommières : Aspères, Congénies, Junas, Lecques, Montmirat, Montpezat, Aujargues et bien entendu Sommières. En effet, pour un franc symbolique, la municipalité sommiéroise vendait en septembre 1996, le terrain de la Saussinette à la Communauté de communes2.
A flanc de colline, dans un cadre de verdure et de calme, la toute nouvelle crèche au toit futuriste partage le site avec le centre de loisirs. Il suffit de suivre le petit panneau "La Saussinette" en direction du collège pour découvrir un lieu ignoré, protégé du brouhaha de la ville et parfumé aux effluves de cyprès. Pas à pas, la propriété livre ses secrets : un petit chemin conduit au tombeau imposant, lessivé par le temps de l’ancienne propriétaire : Amélie-Félicité Saussine, honorable bienfaitrice de la ville au XIXe siècle. Décédée à Paris en 1884 à l’âge de 44 ans, elle repose actuellement dans sa propriété de Sommières, face à son ancienne maison, aujourd’hui réservée aux jeux des enfants du centre aéré3. Voilà plus de cent ans, Madame de Chambure, née Saussine, léguait à la ville sa propriété et une fortune considérable, à charge d’établir "une oeuvre de charité dirigée par des laïques catholiques." 4
"La Saussinette", "Saussines", "place Saussine", voilà trois mots que connaissent bien les Sommiérois et qui nous renvoient à la généreuse donatrice.
Tout d’abord, remarquons que le village de Saussines, à l’ouest de Sommières, n’a aucun quelconque rapport avec la famille Saussine dont Amélie-Félicité fut la dernière descendante. A ce propos on notera le "s" à la fin du toponyme qui est absent du nom de famille.
Le nom de "Saussine" renvoie aussi les Sommiérois à la place Saussine, derrière l’église Saint-Pons, dans le coeur de la vieille ville. Après avoir été baptisée place du Grenier à Sel puis place du Temple, elle devient place Saussine rendant ainsi hommage à la grande famille d’entrepreneurs qui ont effectué dès le XVIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle de grands travaux dans Sommières.
1. LA FAMILLE SAUSSINE A SOMMIERES
Qui était Amélie-Félicité Saussine ?
Ivan Gaussen (1896-1978) dans "Sommières, promenade à travers son passé" consacre un chapitre aux personnalités sommiéroises sans oublier Amélie-Félicité Saussine. Elle appartenait à la famille des entrepreneurs Saussine, des "massons" comme on peut lire dans les archives du XVIIIe siècle.
Gaussen écrit : "Le petit-fils de l’entrepreneur Saussine étant allé s’établir à Paris sous le Second Empire, sa fille Amélie-Félicité Saussine devient Madame de Chambure". Nous en déduisons donc que le Sieur Jean Saussine fut son arrière grand-père si nous suivons les dires de Gaussen. On lit aussi que ce sont les entrepreneurs Saussine "qui furent au cours du XVIIIsiècle, chargés de la plupart des grands travaux effectués dans la commune" : construction de la Maison Commune ou mairie, travaux de rénovation de l’église Saint Pons et de son clocher en 1747, sous l’impulsion de la communauté catholique ; ouverture de la Porte Narbonne en 1752 (rue Général Bruyère) et restauration du couvent des Récollets en 1772 (actuel pensionnat Maintenon).
Amélie-Félicité est née le 8 octobre 1840 sous La Restauration1, a grandi pendant la IIe République2 et vécu sous le Second Empire3, elle s’est éteinte en 1884 sous la IIIe République4. Devenue Madame de Chambure, à la tête d’une très grosse fortune, elle laissa par testament olographe5 des sommes considérables à la commune de Sommières, au Bureau de Bienfaisance6 et à la Fabrique curiale7. C’est l’histoire de ce considérable legs qui va nous occuper plus loin après avoir effectué une brève présentation – au regard des archives communales – des membres Saussine ayant laissé leurs traces à Sommières.
Dresser un portrait psychologique de notre bienfaitrice n’est pas ici notre propos mais essayons néanmoins de replacer cette dame dans son contexte pour mieux comprendre ce legs.
Amélie-Félicité Saussine est une femme du Second Empire, elle est issue d’un milieu aisé et a épousé Monsieur Pelletier de Chambure, lui aussi très fortuné. Elle appartient certes à ce grand demi-siècle des bouleversements (1850-1880), actrice d’une seconde et troisième révolution industrielle, mais elle n’a pas eu le temps de vivre dans le contexte des débats sociaux de la IIIe République.
Il faut entrevoir dans son geste celui d’une bienfaitrice de son temps, une femme résolument catholique, soucieuse de son prochain, respectueuse de l’institution cléricale. Amélie-Félicité de Chambure fut bien loin, semble-t-il, de la pensée anticléricale qui animait les débats politiques des années 1870-1880.
Les Saussine à Sommières : essai de filiation.
Revenons à ses ancêtres et essayons de trouver des preuves de filiation grâce aux documents administratifs de l’époque.
Le nom de Saussine est mentionné dès 1599 dans le registre paroissial catholique1.
Au regard du registre GG N°16 -Baptêmes, Mariages- nous retrouvons, dans l’ordre chronologique, la mention du baptême de "Pierre Saussine, fils de Jean Saussine maître maçon et SuzanneAlcais" avec pour "parrain Pierre Saussine de Caveirac et Elisabeth Alcais, oncle et tante" le 11 novembre 1725.
De même, en février 1732, nous lisons le "mariage de Jean Saussine, âgé de 36 ans, masson,fils de Jean Saussine et Anne Paul Armand, 37 ans, fille de Jean Armand tondeur de draps et Françoise Rousset". Nous pouvons penser que ce dernier Jean Saussine est le frère de Pierre, cité plus haut.
De même, dans ce registre, on mentionne le 8 décembre 1733, le "baptême de Jean Saussine fils légitime de Pierre Saussine et Louise Delon" .
Mais l’intérêt est de savoir si Jean Saussine né en décembre 1733 a réalisé les travaux cités par Gaussen sachant qu’il était l’arrière grand-père de notre bienfaitrice.
A la naissance de Amélie-Félicité, le Sieur Jean Saussine aurait été âgé de 107 ans. Cependant, si nous considérons qu’il a effectué les travaux de rénovation de l’église Saint-Pons en 1747, nous voyons par un simple calcul qu’il n’était âgé que de 14 ans à ce moment là. Jean Saussine, marié en 1732 à l’âge de 36 ans et lui aussi "masson" était âgé de 51 ans lors des travaux de rénovation à l’église. Or, nous pouvons supposer que le Jean Saussine, marié à 36 ans en 1732, a eu, lui aussi, des enfants capables d’effectuer des travaux dans les années 1760. Les travaux entrepris au XVIIIe siècle à Sommières ont aussi pu être réalisés par plusieurs membres de la famille Saussine.
De même, dans le registre DD 26, en 1765 on lit : "un devis pour le renouvellement de la plantation des arbres de la promenade le long du Vidourle, avec adjudication des travaux en faveur de Jean Saussine au prix de 90 F chacune, longueur de 210 toises, les 30, je dis trente, arbres plantés furent des aubes envoyés de la commune de Vallabrègues, qui coûtèrent ensemble 18 F sur place".
Nous sommes obligés de conclure par le calcul2 que plusieurs membres de la famille Saussine ont été sollicités pour ces divers travaux dans Sommières. Armand Lombard Dumas nous le confirme dans son histoire locale3 en parlant d’un nouvel agrandissement de l’hospice en 1741 ; il écrit "c’est Pierre Saussine, maçon, qui, sous la caution de son frère Jean Saussine, se charge des travaux moyennant 1,100 livres" . Plus loin, il s’agit encore des "frères Saussine" ayant entrepris des travaux de maçonnerie à l’hospice en 1783.
Outre les difficultés de filiation dues au fait que les prénoms Pierre et Jean sont très fréquents chez les Saussine, nous pouvons faire déjà plusieurs remarques concernant cette famille :
1- Elle était installée depuis très longtemps à Sommières, dès le XVIe siècle, et dans les environs, notamment à Caveirac (village près de Nîmes, dans la plaine de La Vaunage). Nous savons aujourdíhui que les entrepreneurs Saussine avaient une maison sur l’ancienne Place du Temple, aujourdíhui place Saussine.
Amélie-Félicité, elle, ne vécut pas à Sommières d’après Lombard Dumas, mais "elle avait l’habitude de venir prendre ses vacances à Sommières" . Sommières fut donc le berceau de la famille Saussine, et Amélie-Félicité repose sur la terre de ses aïeux. Elle avait fait édifier son caveau pour abriter les cendres de son aïeul en y réservant sa place. Madame de Chambure est morte à Paris le 9 mai 1884 mais son corps fut transporté de Paris à Sommières un an après. Il s’agit bien là d’une preuve supplémentaire d’attachement à la ville.
2- De 1770 à 1790, au regard des archives communales, nous retrouvons de façon systématique le nom des Saussine s’agissant des travaux de maçonnerie. Les Saussine ont un sens aigu des affaires ; nous dirions aujourdíhui qu’ils étaient les plus compétitifs sur le marché de la construction. Lombard Dumas nous confirme cette remarque : "C’étaient deux hommes laborieux et honnêtes, bien doués du côté de l’intelligence, hardis entrepreneurs primant tous leurs concurrents dans les adjudications" 1.
3- Les Saussine sont à première vue des catholiques, nous retrouvons leurs traces dans les registres paroissiaux catholiques, dès 1599, et nous savons que les Guerres de Religion2 n’ont pas épargné Sommières. Amélie-Félicité Saussine légua un capital non seulement à la commune de Sommières mais aussi à la fabrique curiale, moyennant la célébration de deux cents messes annuelles (soit environ 4 messes par semaine) "pour le repos de mon âme", écrit-elle3. Son legs n’oubliait pas non plus la Mense Épiscopale4 de Nîmes comme nous le verrons et cette libéralité de bonne catholique fut la source majeure d’entrave à l’application de son testament.
L’Evêque de Nîmes en personne célébra le service religieux lorsque la bienfaitrice fut enterrée à Sommières. Mais si nous cherchons bien du côté de ses ancêtres, nous retrouvons son bisaïeul "enterré jadis, en sa qualité de huguenot, dans une olivette loin de la ville" 5. De même, semble-t-il, le frère d’Amélie-Félicité fut élevé dans la religion protestante. Ce mélange des confessions nous permet de comprendre le geste de cette bienfaitrice. Elle léguait à la commune une rente à charge "d’établir une société de charité maternelle appelée à rendre les plus grands services aux familles les plus pauvres des deux cultes" 6 et elle écrit : "toutes les pauvres mères, sans distinction de religion, seront appelées à en profiter" . Ce voeu traduit un esprit oecuménique, soucieux de charité publique mais aussi de tolérance. Lombard Dumas nous dit d’ailleurs que la tombe de son bisaïeul huguenot "devint un objet de vénération" . Amélie-Félicité eut le souci de faire construire un caveau où elle pourrait reposer avec son ancêtre.
2. HISTOIRE D’UN LEGS PEU COMMUN.
Pas moins de cinq ans et neuf mois furent nécessaires à l’application du testament de Madame de Chambure née Saussine.
La première délibération du conseil municipal7 où il est fait lecture du testament de Amélie-Félicité date du 5 janvier 1886. Après quelques vingtaines de pages de délibérations, nous nous retrouvons à la fin de cette affaire, le 8 septembre 1891, en "séance extraordinaire" pour le "règlement définitif de la succession de Chambure Saussine". Le legs de Chambure a occupé pendant ces presque six années la municipalité sommiéroise, rempli des pages entières de registre plus qu’aucun autre legs durant ce XIXe siècle. Nous retrouvons d’ailleurs plusieurs legs mineurs occupant seulement quelques lignes du fameux registre 1885 -1904.
De même, le legs de Chambure Saussine est contemporain des changements de municipalité. Le 27 mai 1888, Monsieur Frédéric Gaussorgues est élu maire "ayant obtenu 21 voix soit la majorité absolue, sur 22 conseillers municipaux votants". Monsieur Alphonse Olivier, ancien maire cède sa place. Mais c’est avec la même véhémence, la même endurance, que les municipalités successives ont traité cette affaire. D’une plume à l’autre, il ne s’agissait à aucun moment d’abandonner le legs malgré les difficultés et les entraves occasionnées par les héritiers naturels. Le conseil municipal fut toujours d’accord avec son maire, et jamais dans cette affaire les avis se montrèrent différents sur la suite à donner.
Et pour cause : le legs de Amélie-Félicité Saussine était considérable.
Les voeux d’une bienfaitrice soucieuse de charité publique.
Le 13 avril 1881, Amélie-Félicité Saussine rédigeait son testament à Paris. La délibération relative à l’acceptation des legs de Madame de Chambure, séance du 5 janvier 1886 parle en effet de "testament olographe" . Elle mourrait quelques trois ans après, le 9 mai 1884. Peut-être s’était elle sentie malade et avait-elle voulu prendre ses dispositions en conséquences.
A première vue, si nous ne connaissons pas la "petite histoire" de Amélie-Félicité, nous comprenons le profond désaccord qui exista entre Monsieur Pelletier de Chambure, son mari, et la commune de Sommières tout au long de l’affaire. Sa femme léguait des sommes considérables à son détriment. Or, nous apprenons qu’en 1881, au moment de la rédaction de son testament, elle n’était pas encore mariée : Amélie-Félicité venait de perdre son fiancé, un jeune officier de marine. "Ses nombreuses dispositions de bienfaisance semblent indiquer que la testatrice se croyait à jamais vouée au célibat" 1.
Le 1er Avril 1884, Mlle Saussine devenue Mme de Chambure2, ajoutait un codicile à son testament mais qui ne modifiait que fort peu ses premières dispositions.
Elle léguait :
Premièrement, tous les immeubles situés dans le département du Gard à la commune de Sommières.
Deuxièment, elle léguait à perpétuité à la Fabrique de l’église paroissiale de Sommières une rente annuelle de deux mille francs (2 000 F) pour l’entretien de ces immeubles à Sommières et dans les communes environnantes.
La ville de Sommières devait avoir un droit de contrôle sur leur entretien.
La Fabrique et la ville partageraient ce qui pourrait être épargné sur la rente ainsi que les fruits de la terre. De plus, une indication invitait la Fabrique et la commune à établir sur ces immeubles "un institut de charité dirigé par des laïques catholiques" .
Troisièment, à la ville de Sommières une rente perpétuelle de mille cinq cent francs (1 500 F) à charge d’établir dans la ville une société de Charité Maternelle. Cette rente devait revenir à la ville au décès de Mlle Serre.
Quatrièment, à la ville, des capitaux déposés à la caisse des retraites "au profit de divers" 3 à charge de célébrer deux cents messes annuelles et d’entretenir l’hospice.
Enfin, l’usufruit de la moitié de la qualité disponible placée en rente française à 3% ou en obligations de chemin de fer à Madame Blanche de Montaut1. Au décès de celle-ci, ladite rente reviendrait à la mense Épiscopale de Nîmes pour "la création et l’entretien d’une oeuvre d’incurables femmes", avec la clause suivante : si dans les deux ans après le décès de Mme Montaut, cette oeuvre n’avait pas été fondée, la ville de Sommières recueillerait la rente "à charge de l’effectuer aux besoins de l’hospice" .
La commune défend ses intérêts.
Amélie-Félicité donnait à la ville ses immeubles possédés à Sommières et dans les communes environnantes, rien ne pouvant être vendu et aliéné. La rente perpétuelle léguée à la Fabrique pour leur entretien, sous le contrôle de la commune, était plus que suffisante. L’épargne de la rente, selon les dires du conseil municipal, "assurerait une recette annuelle à la Caisse Municipale" 2. Les capitaux de la Caisse des retraites permettraient de donner à l’hospice de Sommières "un développement considérable" . Le conseil municipal affirmait alors que les deux cents messes annuelles exigées par la bienfaitrice constituaient une charge légère.
Pour toutes ces raisons, la commune de Sommières décidait d’accepter les legs à l’unanimité, et parlait tour à tour de "bienfait" quant à la possession du legs pour la Fabrique, "d’avis très favorable" pour l’acceptation, et "d’avantages résultant pour la commune, des libéralités de Mme de Chambure" .
Le pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel : La commune face à l’Evêque de Nîmes.
Dans la séance du 7 mai 1887, l’affaire prit une nouvelle tournure. Une copie des conventions intervenues entre l’évêque de Nîmes et les héritiers de Mme de Chambure Était soumise au conseil municipal par le Préfet du Gard. Ces conventions ne nous sont pas connues dans le détail, mais il apparaît qu’elles portaient entre autre sur la vente projetée des immeubles situés dans le département du Gard.
Amélie-Félicité, dans son testament, léguait à la mense épiscopale de Nîmes la rente de son amie Blanche de Montaut au décès de celle-ci et, "à charge de la faire servir à l’entretien d’uneoeuvre d’incurables femmes" , cette rente annuelle devant revenir à l’hospice si cette oeuvre n’était pas fondée".
La commune s’éleva aussitôt contre ces conventions : ces divers immeubles avaient été mis aux mains de la commune et de la Fabrique par le testament de la donatrice. Ils ne pouvaient donc être vendus par l’évêque de Nîmes !
C’est à ce moment qu’entra en jeu la jurisprudence du conseil d’Etat.
D’un côté, la commune de Sommières avait besoin de l’aval de celui-ci pour accepter la donation3. De l’autre, la jurisprudence s’opposait à la délivrance des legs faits en faveur de la Mense épiscopale de Nîmes pour la création et l’administration d’établissements charitables. En effet, les conditions imposées par Mme de Chambure ne rentraient pas dans les attributions des menses épiscopales. La commune de Sommières, devant l’impossiblité de l’évêque de fonder l’oeuvre charitable prévue, demandait à être substituée à la mense épiscopale.
Il s’ensuivit une annulation pure et simple des dites conventions par Monsieur le Ministre. Ainsi, la nouvelle attribution des biens refusés à l’évêque, déclaré incapable de recevoir1, devait être discutée avec les héritiers naturels et les légataires. Le conseil municipal écrivait : "Nous devons donc demander à la famille de Mme de Chambure son consentement à l’exécution de toutes les dispositions fermes ou éventuelles qui intéressent la commune ou l’hospice de Sommières" . Le Ministre, par sa réponse du 12 mars 1887 partageait les vues de la commune et considérait cette convention comme "nulle et non avenue" .
La commune contre les héritiers naturels : quand le dialogue est impossible.
Le conseil municipal décida de nommer une délégation chargée de se rendre à Paris afin de rencontrer les héritiers au sujet de la nouvelle attribution des biens.
Les héritiers naturels de Amélie-Félicité étaient selon la délibération du 28 février 18882 : "Mme Bouchez, veuve Saussine" 3 qui était alors la mère de la testatrice, "M. Léon Saussine" 4 son frère et "M. Emile-Pelletier de Chambure" 5 son mari. Frédéric Gaussorgues dira plus tard que cette délicate affaire fut réglée grâce à "l’esprit de conciliation" de M. Léon Saussine.
En effet, il faut savoir qu’Amélie-Félicité n’entretenait pas de bonnes relations avec sa mère. Elle écrivait à la fin de son testament : "Je ne laisse rien comme souvenir à ma bonne mère quoique son affection me soit très chère, ce que j’ai de plusprécieux comme souvenir vient de mon bien-aimé fiancé 6 , et depuis sa mort elle a témoigné pour lui tant d’aversion que j’ai toujours senti une barrière entre ma mère et moi… Qu’elle me permette de lui dire que je l’aime beaucoup et qu’un peu de sympathie de sa part aurait suffi pour nous rendre heureux comme on peut l’être ici-bas".
Quant à M. Léon Saussine, son frère, elle l’exclut de sa succession.
"Seigneur, que le ressentiment soit banni de mon coeur, que l’exclusion de mon frère ne soit pas considérée comme le résultat d’un mécontentement. Je le supplie d’écarter cette pensée de son coeur". Puis elle expliquait son geste par le fait que son frère était suffisamment riche 7 , ayant assez d’aisance pour vivre en plus dans le luxe. De même, elle évoquait les enfants de son frère : "Ils me sont restés étrangers puisqu’il ne m’a jamais été permis de les aimer… Je considère la fortune comme un instrument dangereux entre les mains d’enfants dont l’éducation n’a pas élargi le coeur : elle ne servirait qu’à les resserrer dans l’égoïsme et à les rendre odieux à ceux qui souffrent".
On comprend dans ces conditions que l’application du testament ne fut pas chose facile.
La délégation envoyée par la mairie était composée d’un membre du conseil municipal en la personne de Frédéric Gaussorgues8, alors conseiller général du canton de Sommières, et de l’ordonnateur de l’hospice, Lombard Dumas.
La municipalité exprima alors son "désir de ne contrarier, dans aucun de ses effets, les volontés de Mme de Chambure" . La rencontre des deux parties fut jugée préférable à un règlement par correspondance, et le conseil ne manqua pas de rappeller que les membres de la famille Saussine avaient donné "tant de témoignages d’attachement" .
La mission de délégation envoyée à Paris ne put rencontrer les héritiers naturels , à la suite "du refus de Mme et M. Saussine son fils de s’aboucher directement avec nos délégués"1. Mme Elizabeth Saussine et M. Pelletier de Chambure avaient décidé de s’en remettre à la Justice pour régler la succession : l’affaire fut confiée à un liquidateur judiciaire, en la personne de Maître Languest, notaire à Paris.
Le décret tant attendu, les espoirs déçus.
Le 19 janvier 1889, un décret du Président de la République2 était lu au conseil municipal. Il autorisait l’acceptation de tous les legs faits à la commune. Aux termes du même décret, la Mense Épiscopale ne fut pas autorisée à accepter les legs qui lui avaient été faits à titre universel et particulier.
La Fabrique de Sommières dut accepter seulement une rente irréductible de mille francs pour la célébration des deux cents messes annuelles à cinq francs l’une. Les cinq cents francs de rente qui lui revenaient furent attribués au Bureau de Bienfaisance.
On notera dans ces tiraillements l’attitude de Frédéric Gaussorgues : il fut, semble-t-il, toujours soucieux de trouver une entente à l’amiable avec les successeurs de la bienfaitrice. En février 1888 en effet, le conseil municipal décidait qu’il devait demander l’autorisation de plaider en justice contre les héritiers naturels. En janvier 1889, suite au décret du Président de la République, Mr le Maire fut "d’avis qu’une démarche respectueuse devait être faite" et que le recours à l’action judiciaire aurait lieu en cas "d’opposition ou de résistance".
La liquidation judiciaire, un désastre pour la commune de Sommières.
Le 8 septembre 1891, le conseil de Sommières se réunit pour la dernière fois au sujet du legs de Chambure.
La commune accepta les décisions du liquidateur qui, selon elle, avait "interprété d’une façon équitable les intentions de la testatrice" et n’oublia pas de faire remarquer que cette affaire préoccupait le conseil et la population toute entière depuis plusieurs années. A ce titre, Mr Gaussorgues proclama dans une affiche publique les précieux avantages retirés par Sommières, et se fit auprès des héritiers de Mme de Chambure, l’interprète de la reconnaissance des Sommiérois envers la bienfaitrice.
1- Sommières reçut tous les immeubles situés dans la commune de Sommières, parmi lesquels le "chalet" (actuelle Saussinette)3, une maison sur l’ancienne Place du Temple et diverses parcelles, le tout représentant un capital de 20 000 francs.
Le Conseil d’Etat avait jugé que la Fabrique était dans l’incapacité légale de recevoir et administrer ces immeubles : ils revenaient donc à la commune ainsi que la rente prévue pour leur entretien. Cette même rente fut réduite et de 2 000 francs prévue initialement, on passa à 1 415 francs par an à 3%. Soit en capital une somme d’environ 33 000 francs.
Une somme de 6 994,60 francs en espèces et 2 580 francs de rentes à 3% pour les besoins de l’Hospice au décès de Mme Montaut, usufruitière. Soit en nue propriété une somme de 70 000 francs.
2- Le Bureau de Bienfaisance reçut 500 francs de rente à 3% et une somme de 2178,88 francs en espèces. Soit en capital arrérages1 compris 15 500 francs.
3- La Fabrique Curiale eut 1 000 francs de rente à 3% et 4 357,77 francs en espèces. Soit en capital arrerages compris 31 000 francs.
Lors de l’approbation du projet de liquidation de la succession, Frédéric Gaussorgues fit néanmoins remarquer dans quelles proportions considérables avait été réduite, pour des causes diverses, ladite succession. Le conseil municipal accepta ce projet, le soumit à deux notaires de la ville, Maîtres Fermaud et Chrestien2 et ne manqua pas d’exprimer sa déception.
La succession de Mme de Chambure, suite à la liquidation judiciaire, avait été considérablement réduite : le montant de ses biens s’élevait initialement à 107 800 francs selon Lombard Dumas, déductions diverses faites, il ne s’élève plus qu’à 376 365 francs.
De cette somme restante, il fallut encore soustraire le montant total des legs3 qui s’élevait à 414 567 francs. Or, surgit un déficit qui exigea la réduction proportionnelle des diverses rentes prévues par Mlle Saussine. D’autre part, la survivance de Mme Saussine, mère d’Amélie-Félicité, avait diminué cette succession d’un quart pour la part réservataire, et la défunte était en outre débitrice envers sa mère de sommes importantes4.
Les legs de Amélie-Félicité Saussine étaient considérables. Il est malaisé de convertir les diverses sommes énoncées en francs actuels étant donné les nombreuses dévaluations monétaires survenues au XIXe siècle. Replaçons nous plutôt dans la vie sommiéroise des années 1880-90 : la ville dépense six cent francs (600 F) en 1890, voire mille francs (1 000 F) en 1902 pour l’entretien des bâtiments communaux5. En 1890, les dépenses totales de la commune s’élèvent à 28 971,80 francs pour l’année.
La rente de presque 1 400 francs accordée aurait donc permis, à titre de comparaison, de couvrir toutes les dépenses engagées par la mairie pour l’entretien de Sommières pendant un an et plus. De même, une somme de 6 994,60 francs était léguée à la commune : nous savons par exemple que les frais de réparations de l’hospice suite à l’incendie de 1888 s’élevèrent à 5 835 francs6. De plus, la maison Saussine fut mise à ferme7 pour la somme de 170 francs plus tard, ce qui assurait à la ville un revenu régulier non négligeable.
Le Bureau de Bienfaisance qui venait en aide aux pauvres de la ville vit un accroissement notable de ses ressources : elles atteignaient 380 francs en 1891 et furent tout à coup augmentées de 500 francs de rente !
Quand le présent exauce le passé, Amélie-Félicité et les enfants.
Au-delà des innombrables délibérations, des tiraillements que ces legs ont pu susciter, Sommières se souvient qu’Amélie-Félicité fut une bienfaitrice.
Soucieuse des pauvres, atterrée par la misère des plus démunis, elle léguait une partie de ses biens à la création "d’oeuvre pour les incurables femmes" , les rentes concédées à diverses personnes devaient revenir au décès de celles-ci à " la Société de Charité Maternelle de Paris" 1, à "la Société protectrice de l’enfance de Paris" ou encore à une oeuvre d’incurables : "Les enfants y seraient reçus dès l’âge le plus tendre et pourraient y rester jusqu’à leur mort" 2, elle prévoyait d’instruire ces enfants "car, il serait désirable que, bien qu’infirmes, ces enfants acquièrent toute l’habileté dont ils sont susceptibles, afin que la vie ne leur apparaisse pas comme un lourd fardeau dont le poids se fait plus pesamment sentir en raison de leur infirmité".
Ces gestes furent dictés par le coeur, elle ne spoliait pas sa famille déjà assez riche, d’après elle. Elle avait une conception de la vie très noble : l’aisance, selon elle, devait certes contribuer au bonheur mais, en aucun cas, permettre d’assouvir des désirs de luxe. Elle n’hésita jamais, semble-t-il, à suivre sa propre ligne de conduite : elle souhaitait que sa fortune profite aux plus démunis et ni son mariage, ni sa famille n’infléchirent ses décisions.
Il semble qu’Amélie-Félicité était bien en avant sur son siècle : elle mourut, ayant peu vécu sous la IIIe République, mais elle se situait déjà par ses gestes et ses vues sur la société au coeur du mouvement contemporain des idées, participant aux progrès d’une mentalité démocratique3.
Aujourd’hui, celle qui mourut sans enfants, repose dans sa propriété qui lui était si chère, au rythme des rires et des cris d’enfants : ceux de la toute nouvelle crèche et ceux des plus grands du centre aéré. Amélie-Félicité a été en partie exaucée.