Depuis des années, le monde agricole est en crise. Episodiquement il manifeste sa détresse par des flambées de colère qui s’allument ici et là. Les viticulteurs, principalement les viticulteurs méridionaux, sont particulièrement touchés par la crise. Pour faire connaître leurs craintes pour leur avenir et attirer l’attention des pouvoirs publics, ils dressent des barrages sur les routes et voies ferrées, ils brûlent des pneus, mettent à mal les bâtiments administratifs, en viennent aux mains avec les forces de sécurité.
Sommières a vu se dérouler cette année l’une de ces manifestations : melons déversés sur le pont, bris de bouteilles de vins dans un super marché, etc….
Face à ce déchaînement de violences provoqué par l’angoisse qui étreint le monde agricole, en présence de cette contestation de l’Etat centralisateur, on constate que la situation n’a guère évolué depuis la crise viticole qui, en 1907, provoqua la révolte des vignerons.
Il m’a paru intéressant de revenir quatre vingt cinq ans en arrière pour voir ce qui s’est passé à cette époque, et retracer les événements graves survenus alors et qui sont oubliés, voir ignorés, de la plupart de nos concitoyens.
LES RAISONS DE LA CRISE
En ce début de siècle, dans les départements méridionaux du Gard, de l’Hérault, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, dont la principale ressource est la vigne, le vin se vend mal, toute l’économie de la région s’en ressent, dans la plupart des foyers la misère rode, rien n’est prévu pour venir en aide aux travailleurs, les caisses de sécurité sociale et d’allocations familiales n’existent pas.
Comment en est-on arrivé à cette triste situation ?
Les causes sont multiples :
La principale peut-être, mais inavouée par les viticulteurs est la production excédentaire de vin, les vignes sont jeunes et l’aramon produit « des torrents de pinard » que l’on ne peut plus écouler sur le marché.
Quelques années auparavant un fléau avait déjà frappé la viticulture : le philloxéra. Il était apparu pour la première fois en France, en 1863, du côté d’Arles. En vingt ans l’essentiel du vignoble du Gard et de l’Hérault avait été rayé de la carte. Un botaniste, Planchon, découvre l’origine du mal, un puceron : le philloxéra qui se développe sur les racines de vignes. Le remède, on le connait : greffage sur les plants américains ou culture en plaine inondable, comme cela se pratique encore dans quelques secteurs de l’Hérault.
Cette destruction avait raréfié la production de vin qui du fait d’une forte demande se vendait bien : jusqu’à 42 francs l’hectolitre en 1880.
Pour faire baisser les cours on diminue la distillation, on pousse aux importations et à la fabrication de vins « artificiels ».
Parralèlement, à l’incitation du gouvernement, les vignes malades sont arrachées et l’on replante. Chacun se précipite : gros propriétaires terriens, petits viticulteurs, ouvriers agricoles. Les terres incultes sont défrichées, les uns et les autres investissent pour planter et greffer, et faute d’argent, le plus souvent, s’endettent pour plusieurs années, comptant sur la vente de vin pour se renflouer.
Avec la production qui augmente, les cours vont s’effondrer. En 1899 l’hectolitre ne valait plus que 19 F, en 1990 : 11 F, en 1904 : 7 F et 6 F en 1905.
Le prix des terres connait un sort identique, en quelques années il chute de 50 % dans le Carcassonnais, de 80 % dans le Narbonnais et de 90 % dans le Biterrois.
Le parlement aggrave encore la situation en votant deux lois inopportunes :
Il modifie le statut des bouilleurs de cru, rendant impossible la liquidation des stocks par distillation.
La deuxième loi, la plus impopulaire, est votée à l’instigation des députés « betteraviers » du Nord : elle supprime les taxes sur le sucre et rend possible la chaptalisation des piquettes et autres mélanges étonnants. Le manque de services médicaux ou vétérinaires spécialisés facilitent la fraude.
Voici une recette d’alors pour fabriquer du vin :
Dans un fût défoncé, mettre un kilo d’acide tartrique, un kilo d’acide citrique, un kilo d’acide sulfurique. Jeter dessus un ou deux litres d’eau froide pour éviter…. l’explosion (sic) puis mettre 60 litres d’eau bouillante, bien agiter avec un bâton et jeter dedans 100 kgs de sucre. Remuer une demi-heure. Le sirop obtenu est prêt à employer, on y ajoute (quand même !) 6 hectos de vin. Le grossiste délaye ce mélange jusqu’à 3 fois son volume et voilà du vin prêt à être distribué dans les grandes villes, à l’Armée ou à l’Assistance Publique. Une variante de la recette : parfois au lieu d’ajouter du vin on fait tremper dans cette mixture des raisins secs de Grèce ou de Turquie.
On rapporte cette anecdote concernant un « gros » négociant en vin qui à son lit de mort fait appeler son fils pour lui livrer un important secret « Sabes pichòt, se fai de vin amai embé de rasin » (tu sais mon fils on fait du vin aussi avec du raisin).
LES CONSEQUENCES DE LA CRISE
Devant l’abondance de vins de toutes sortes, la récolte de 1906 ne trouve pas d’acheteurs. Les caves coopératives sont inexistantes, les exploitations sont le plus souvent petites et très morcelées. Pour vendre leur vin les viticulteurs sont inorganisés (ils le sont encore de nos jours). Les gros négociants maintiennent les prix à leur guise et, bien sûr, au plus bas. Dès lors, c’est la ruine de tout un peuple de petits récoltants qui, pourtant, avaient été encouragés fiscalement par l’Etat, une dizaine d’années plus tôt. Ils ne peuvent plus rembourser les dettes contractées, ni payer leurs impôts.
Dans une seule commune de la Vaunage, plus de cinquante propriétaires sont sous le coup des saisies par le percepteur « le journal du Midi » (5 Mars 1907).
Les viticulteurs constituent essentiellement le tissu économique des villages méridionaux. Le commerce local subit les conséquences de la crise : les charrons, bourreliers, maréchaux-ferrants, merciers et épiciers disent qu’on ne les paie pas. A peine paie-t-on le boulanger, sinon il ne ferait plus de crédit.
C’est le marasme le plus complet, les conditions de vie déjà difficiles dans les campagnes, s’aggravent, « les hommes se découragent, les jeunes filles privées de dot renoncent à s’établir, les salaires subissent la dépréciation générale, le chômage se multiplie, les villages se dépeuplent, et les villes regorgent d’hommes que l’industrie est impuissante à occuper. »
LA PETITION DE 1905
En 1905, depuis quelques années déjà la situation de la viticulture méridionale est préoccupante, voire précaire. A Argelliers, petit village de l’Aude, dès 1903, un homme, Marcellin Albert, cafetier de son état, mais exploitant également quelques vignes s’est ému de cette situation.
Au mois d’Août 1903, année où la récolte s’annonce très mauvaise, lors d’une réunion publique tenue dans un théâtre, il explique que la suspension de la loi sur les alcools permettrait, en distillant la moitié de la récolte de relever les cours. Il s’en prend également à la loi sur le sucrage proclamant en langage imagé que c’est « la petite fissure par laquelle passera l’éléphant capitaliste qui, sous peu de jours, viendra inonder nos marchés de vins artificiels au détriment de produits naturels ».
Les vignerons d’Argelliers, à l’unanimité, votent une motion réclamant l’abrogation de la loi sur le sucrage et le rétablissement du privilège des bouilleurs de cru. Ils demandent aussi une nouvelle loi pour interdire la fabrication et la mise en vente de tout ce qui n’est pas vin naturel et invitent tous les viticulteurs à s’unir à eux pour protester et lutter de toutes leurs forces pour le salut de la viticulture. Marcellin Albert et ses amis ne semblent pas avoir été entendus. Ne voulant pas rester sur un échec, en 1905, il fait circuler à Argelliers et dans les villages des environs une pétition qui recueille 400 signatures et est ainsi libellée :
« Les soussignés, décident de poursuivre leurs justes revendications jusqu’au bout, de se mettre en grève contre l’impôt, de demander la démission de tous les corps élus et engagent toutes les communes du Midi et de l’Algérie à suivre leur exemple aux cris de : vive le vin naturel ! A bas les empoisonneurs ! ».
MARCELLIN ALBERT
On ne peut pas aborder la révolte des vignerons de 1907 sans évoquer celui qui en fut l’âme : Marcellin Albert.
Né le 29 Mars 1851 et orphelin de père à cinq ans, il fréquente l’école d’Argelliers, son village natal, puis une institution religieuse à Carcassonne. A seize ans il abandonne ses études pour venir aider sa mère à exploiter la modeste pro-priété familiale.
Quoique dispensé de toute obligation militaire, comme fils de veuve, il s’engage au 2e tirailleur en 1870, pour la durée de la guerre. Affecté à Mostaganem, il participe à la campagne de Kabylie. Revenu à Argelliers, Marcellin Albert qui a conservé de ses années passées au pensionnat Carcassonnais un goût prononcé pour le dessin et le théâtre, régale ses concitoyens de représentations diverses qu’il monte avec ses amis : « Ruy Blas », « Marceau ou les enfants de la République », il peut extérioriser ainsi son goût pour les belles tirades. On le rebaptise « Marceau » en souvenir de son rôle, mais aussi « lou cigal » (tête folle) plus tard on le surnommera « l’Apôtre de la viticulture » ou « le Rédempteur ».
En 1907 il a 56 ans , c’est un petit homme sec, maigre, au teint mat, barbu, atteint d’une calvitie précoce, aux yeux perçants. Fougueux et impétueux il est doté d’un incontestable talent d’orateur. Toujours correctement vêtu, il arbore aux grands jours redingote noire, chapeau haut de forme et se cravate de blanc.
Il réunit autour de lui, de braves gens tels que Senty, le docteur du village, Louis Blanc, le pharmacien auxquels après avoir fait partager sa passion pour le théâtre il fait partager ses idées sur l’avenir de la viticulture.
LA COMMISSION D’ENQUETE PARLEMENTAIRE
Au Parlement, les députés des départements viticoles du Midi ont évoqués à plusieurs reprises la situation précaire de leurs concitoyens. En Janvier 1907, un grand débat se déroule, au sujet de la viticulture et une commission est désignée pour étudier les problèmes posés. Cette commission est présidée par Mr Cazeaux-Cazalet député républicain de la Gironde.
Elle vient d’abord de Nîmes les 6, 7 et 8 Mars puis se rend à Narbonne le 11 Mars.
Pendant ce temps à Argelliers on s’agite. En Février une lettre signée par une cinquantaine de vignerons a été envoyée au député Jules Razimbaud, et Marcellin Albert a même adressé une dépêche à Clemenceau qui est à la tête du Gouvernement.
Des réunions ont lieu à Argelliers et à Ginestas. Marcellin Albert propose de se rendre à Narbonne pour faire entendre la voix de la viticulture méridionale auprès de la commission d’enquête.
Le 11 Mars au matin, précédés par un clairon et deux tambours qui rythment leur marche, 87 gaillards du petit village d’Argelliers se rendent à pied, faute de voitures, jusqu’à Narbonne pour rencontrer Cazeaux-Cazalet et sa commission.
Dans les villages traversés ils entonnent « la Marseillaise des viticulteurs » :
« Pour affirmer nos droits de vivre,
Fils du Midi assemblons-nous,
Les fraudeurs à la mort nous livrent,
Qu’ils redoutent notre courroux. »
Les gros propriétaires et les maires des villages des environs n’ont pas voulu se compromettre avec ces « gueux » ouvriers agricoles ou petits propriétaires et que le Docteur Ferroul, maire de Narbonne nomme « ces fous d’Argelliers et cet imbécile d’Albert ». Il changera d’avis lorsque deux mois plus tard ces 87 seront devenus 80 000, lors de la manifestation à Narbonne.
En préambule, Marcellin Albert déclare à la commission : « Nous ne sommes pas des perturbateurs, mais des miséreux qui venons apitoyer sur notre situation la commission d’enquête. »
Il dénonce la loi sur le sucre, les intermédiaires parisiens de Bercy, les importations croissantes de vins étrangers.
Cazeaux-Cazalet, à la fin de l’entretien, a ces paroles rassurantes : « Au nom de mes collègues, je vous promets que nous ferons tout pour que vous ayez satisfaction. »
De retour à Argelliers, Marcellin Albert et ses amis ne restent pas inactifs. Ils créent « un comité de défense viticole » dont Marcellin Albert est élu président. Ils vont fonder aussi un journal : « Le Tocsin » qui appelle au rassemblement. L’éditorial du numéro un est le suivant : « C’est le Tocsin ! A l’aide paysans ! A l’aide vignerons ! Il faut défendre votre exis-tence, et le tocsin sonne au rassemblement ! »
Les hommes du Comité de Défense se présentent ainsi aux lecteurs :
« Qui nous sommes. »
« Nous sommes ceux qui travaillent et qui n’ont plus le sou, nous sommes les proprios décavés ou ruinés, les ouvriers sans travail ou peu sans faut, les commerçants dans la purée ou aux abois. Nous sommes ceux qui crèvent de faim !
La phrase « nous sommes ceux qui crèvent la faim » revient comme un leitmotiv à la fin de chaque paragraphe.
« Qui nous sommes » est une présentation lyrique des hommes et de la misère. C’est l’article qui marque ce premier numéro du « Tocsin ».
Pour se faire connaître dans la région le comité de Défense Viticole décide d’organiser des réunions. Il se rend au village voisin de Salleles d’Aude le 24 Mars. Le 31 Mars une réunion à Bise rassemble 600 personnes. Le 7 Avril, à Ouveillan ils sont 1 000. La semaine suivante à Coursan, le 14 avril, 5 000 personnes assistent à la réunion. Le mouvement commence à faire rapidement « boule de neige ».
Le 21 Avril, à Capestang, 10 à 15 000 participants sont présents. On relève les premiers incidents le 25 Avril à Cour-san à l’occasion d’une saisie. Les villes où se tiennent les rassemblements « les meetings » comme on les appelait dans la presse sont de plus en plus importantes. Le 28 Avril, à Lézignan accueille 20 000 personnes. Le dimanche suivant, 5 Mai, c’est à Narbonne que vont se retrouver 60 à 80 000 manifestants. Le maire, le Dr Ferroul, qui, jusque là était resté à l’écart du mouvement et avait considéré d’un oeil réprobateur « les 87 d’Argelliers », devant l’ampleur de la manifestation rejoint le Comité de Défense et va devenir le second de Marcellin Albert.
La foule précédée de clairons et de tambours défile, en bon ordre, dans les rues de Narbonne en brandissant des pancartes où fleurissent des slogans : « Mort aux fraudeurs », « Vivre ou Mourir », « Chassons la misère ». A la suite du défilé et après les discours les participants prêtent le serment des « Fédérés » :
« Constitués en Comité de Salut Public pour la défense de la viticulture nous jurons tous de nous unir pour la défense viticole. Celui ou ceux qui, par intérêt particulier, par ambition ou par esprit politique porteraient préjudice à la motion première et, par ce fait nous mettraient dans l’impossibilité d’obtenir gain de cause, seront jugés, condamnés et exécutés séance tenante. »
Le dimanche suivant, 12 Mai, c’est à Béziers capitale de la viticulture méridionale que se tient le meeting. La ville et toute la région biterroise sont particulièrement touchées par la crise viticole, la misère y prend des proportions gigantesques. Les manifestants se retrouvent à 120 000 sur le Champ de Mars. Parmi les pancartes brandies, l’une d’elles a fait la une du journal « L’Illustration » : « Abéré tant dé boun bi et pas pourré mangea de pan ! » (avoir tant de bon vin et pas pouvoir manger du pain !) des incidents se sont produits en gare de Marcorignan où 2 000 personnes ont attendu en vain un train toute la journée. A l’issue de la manifestation, la fédération des Comités de Défense Viticole s’est réuni au théâtre. Mr Ferroul, maire de Narbonne propose d’opposer au sabotage du vin toléré par l’Administration, le sabotage de l’Administration et de l’impôt par la démission en masse des municipalités des quatre départements viticoles et le refus de l’impôt.
Il présente un projet d’ultimatum à adresser au Gouvernement et après discussion la décision suivante est adoptée par le Comité :
« convaincu que le Gouvernement connait les causes de la crise viticole et les remèdes à apporter pour mettre un terme aux souffrances des viticulteurs, le Comité adopte la résolution que, si à la date du 11 Juin, le gouvernement n’a pas pris de dispositions pour provoquer le relèvement des cours, la grève de l’impôt sera proclamée ; le Comité envisagera s’il n’y a pas lieu à des mesures plus énergiques ».
Cette fois ça y est ! l’ultimatum au gouvernement est lancé.
Au cours de la semaine qui suit, Béziers sera le théâtre des premiers graves incidents. Lors du défilé du 12 Mai les manifestants remarquèrent qu’aucun drapeau ne flottait sur l’Hôtel de Ville et en rendirent responsable le maire, Mr Suchon et son conseil municipal. Béziers fut boycotté par les villages des environs, les halles restèrent vides d’acheteurs et les grands magasins reçurent une succession d’annulation de commandes.
Le 16 Mai, les marchandes des halles, éprouvées elles aussi par la crise viticole, protestèrent devant la mairie. Des manifestants se joignirent à elles, porteurs de pancartes où l’on pouvait lire : « Démission ! Démission ! »
A 18 heures le maire donnait sa démission. Mais cela ne suffit pas pour faire taire les mécontents. L’hôtel de ville fut assailli et un grand feu allumé devant le portail. Il fallut un escadron du 13ème chasseur et une compagnie du 17e d’infan-terie pour dissiper les manifestants.
Devant l’ampleur des manifestations les préfets s’émeuvent et rendent compte au Ministre de l’Intérieur qui n’est autre que le Président du Conseil, Georges Clemenceau qui leur conseille de laisser faire tant que l’agitation ne dégénère pas et les informe que le projet de la loi sur la viticulture sera votée pour le 10 Juin.
Après Béziers, c’est Perpignan qui, le 19 Mai est choisi comme lieu de rassemblement. Le nombre des manifestants progresse. D’après l’envoyé du « Figaro » ils étaient 161 652 (sic).
Des trains spéciaux sont mis en place par la Cie des chemins de Fer du Midi, mais beaucoup sont venus à pied, ceux de Canet d’Aude ont parcouru 80 kilomètres pour participer à la manifestation.
C’est le traditionnel défilé avec tambours et clairons et marée humaine d’où émergent drapeaux, bannières et pan-cartes portant des slogans.
Le défilé s’étend sur 7 kms, sans le moindre incident. Les discours clôturent le rassemblement. Le Dr Ferroul déclare :
« Le Gouvernement a reçu l’ultimatum des populations méridionales et a fixé lui-même la date du 10 Juin, atten-dons avec calme et sagesse et si satisfaction n’était pas accordée, l’action succèdera aux paroles. »
Le dimanche suivant, 26 Mai, la manifestation se déroule selon le même processus à Carcassonne où 200 000 manifestants se pressent. 90 trains spéciaux se sont succédés de minuit à 13h 30 pour amener hommes et femmes de toute la région. Les femmes en effet ne sont pas les dernières dans ces manifestations, ce sont le plus souvent elles qui portent drapeaux, et pancartes. Après le défilé la foule s’est réunie sur le champ de manoeuvres du 17e Dragons où ont été prononcés les discours.
A Sommières, comme dans tous les villages du midi les habitants sont durement touchés par la crise. En effet, les viticulteurs, propriétaires ou ouvriers agricoles, constituent la masse essentielle de la population. Les revenus du vin font vivre commerçants et artisans.
Au cours de la semaine qui suit le 26 Mai la plupart de nos concitoyens se préparent à se rendre à Nîmes où, le 2 Juin est prévue la prochaine manifestation. Les plus aisés iront en voiture (il n’y en avait pas beaucoup) d’autres attelleront le cheval à la charrette ou au char à bancs, ou enfourcheront leur vélo, mais la plupart prendront le train spécial. En attendant le dimanche, ils préparent pancartes et drapeaux.
LA MANIFESTATION DE NIMES
La voici arrivée cette journée tant espérée comme l’écrit poétiquement un journaliste : « Un soleil radieux tempéré par une légère brise se lève sur cette belle journée. L’astre du miejour sourit à ses enfants ».
De nombreux manifestants sont arrivés dès la veille. Tous les hôtels sont complets. Les cafés sont restés ouverts toute la nuit et regorgent de monde. Beaucoup ont couché sous les viaducs ou sous le péristyle du Théâtre ou de la Maison Carrée.
Dès cinq heures du matin les trains apportent dans les gares leur contingent de voyageurs. Des banderoles sont tendues entre les platanes de l’avenue Feuchères portant ces mots : « Honneur à nos hôtes ». Toute la ville est abondamment décorée de drapeaux et d’oriflammes.
A dix heures, le nombre de manifestants venus par le train est évalué à 100 000. La délégation de Sommières est arrivée vers 9h. Il en arrive toujours, même des départements voisins réputés non viticoles : Bouches du Rhône, Ardèche, Vaucluse. Les journaux estiment le nombre de participants entre 250 000 et 280 000. Le point de rassemblement est fixé sur l’avenue de la République (maintenant avenue Jean Jaurès). Le service d’ordre est parfait, chaque département a son emplacement désigné.
L’Aude se regroupe au haut de l’avenue vers les grilles de la Fontaine. Les Gardois se pressent depuis le carrefour de la rue Dhuoda jusqu’au bas de l’avenue, à la gare de Camargue. La canton de Sommières prend place entre celui de St Gilles et de Vauvert.
Il est 13 heures quant le défilé se met en marche. A sa tête se trouve le Comité d’Argelliers, Marcellin Albert, le Docteur Crouzet, maire de Nîmes. L’itinéraire emprunté est le suivant : quai de la Fontaine, bd Gambetta, bd Amiral Courbet, Esplanade, tour des Arènes, bd Victor Hugo. Le défilé passe ensuite par la rue Emile Jamais pour arriver à l’avenue de la République que vient à peine de quitter la queue du cortège. Il est 15h30. Cette foule est impressionnante souligne un journaliste : « Aucune confusion, aucun cri, hommes et femmes défi-lent d’un air digne et grave, pénétrés de l’importance de l’acte qu’ils accomplissent ».
Une estrade a été disposée au deuxième rond-point de l’avenue (place Séverine). Dans son discours le Dr Crouzet, maire de Nîmes, évoque la crise et termine par un ardent appel en faveur du creusement de canaux du Rhône pour irriguer les plaines du Languedoc, de la Provence et même du Roussillon, pour le plus grand bien de l’agriculture méridionale, mais aussi pour l’Industrie et le Commerce de la France.
Puis c’est au tour de Marcellin Albert de prendre la parole il sera suivi de plusieurs orateurs dont le Dr Ferroul, maire de Narbonne.
Vers 17 heures, après prestation du serment des fédérés, les délégations repartent vers leurs foyers en se donnant rendez-vous à Montpellier pour le dimanche suivant.
MANIFESTATION DU 9 JUIN A MONTPELLIER
Afin de préparer la manifestation du 9 Juin le Conseil Municipal de Sommières se réunit, en séance extraordinaire, le 5 Juin. En l’absence du maire Charles Guerin, c’est le premier adjoint Lauret qui préside la réunion à l’issue de laquelle :
« Le conseil après avoir ouï l’exposé de son Président et après avoir délibéré, nomme une délégation composée de MMrs Lauret, 1er adjoint, Margarot, Baccot, Barbut et Foucard pour assister à la protestation de Montpellier contre la crise viticole du Midi. Décide en outre de prendre sur le crédit des dépenses imprévues de 1907 les fonds nécessaires au voyage des indigents de la ville. »
Le 9 Juin le meeting de Montpellier sera le point d’orgue et l’aboutissement de cette série de manifestations qui mobilisèrent les viticulteurs au cours des mois d’Avril, Mai et Juin 1907. Ce sera le dernier, l’ultimatum fixé au gouvernement expirant le 10 Juin.
Toutes les villes et villages du Midi ont envoyé des délégués. En 10 ou 12 heures, 300 trains bondés arrivent à la gare Chaptal. Les manifestants se pressent sur l’Esplanade et la place de la Comédie. Tous les records de participation sont atteints, ils sont 600 000, certains avanceront le chiffre de 800 000.
Avec une telle foule il n’est pas possible d’organiser un défilé. Seules les premières vagues conduites par le Comité d’Argelliers avec des brassards rouges pourront circuler. Le service d’ordre est submergé.
Marcellin Albert est porté jusqu’à la tribune dressée sur l’Esplanade par les manifestants.
C’est l’adjoint au maire de Montpellier : Reynes qui prononce le discours d’accueil. Puis lui succèdent Marcellin Albert et le Dr Ferroul qui conclut ses propos par ces mots :
« Citoyens, aux actes maintenant ! demain à 8 heures du soir, je fermerai l’Hôtel de Ville après y avoir fait arborer le drapeau noir, et au son du tocsin de la misère, je jetterai mon écharpe à la face du Gouvernement ! »
L’adjoint au maire de Carcassonne, Faucilhon, le précède dans son geste et, sans attendre se défait de son écharpe et la jette dans la foule :
« ….. J’ai des devoirs et ces devoirs me dictent un geste. Je jette mon écharpe d’adjoint au peuple souverain. »
« L’envoi du long ruban tricolore soulève de délirants bravos et de nombreuses larmes coulent sur ses lambeaux étreints comme des reliques. »
Marcellin Albert, après la manifestation a réussi à regagner péniblement son hôtel, place de la Comédie, se frayant à grand peine un passage.
A la demande de la foule qui le réclame à grands cris, il apparaît au balcon encadré de deux fillettes vêtues de blanc, avec une ceinture tricolore et tenant des palmes dorées. Une immense ovation retentit. Pour le « Rédempteur » c’est l’apogée de la gloire. Visiblement ému, il lance un ultime appel à cette foule en délire :
« Camarades ! pas de luttes fratricides ! restez calmes ! rentrez chez vous avec la satisfaction du devoir accompli. Songez que nous sommes assez forts pour ne pas avoir besoin de recourir à la violence. »
Les manifestants se dispersent alors et regagnent leurs foyers. Que va t-il advenir demain pour ce peuple du Midi ?
Le débat viticole s’est ouvert le 7 Juin au Parlement, 25 députés, seulement, étaient présents à la séance. Que va t-il en résulter ?
« La Révolte des vignerons » sera traitée dans notre prochaine brochure de « Sommières et son Histoire ».
BIBLIOGRAPHIE
* Roger BOSC : Les manifestations viticoles de 1907
(n° 145 et 146 de C.P.C)
* Felix NAPO : La Révolte des vignerons de 1907
Archives municipales de Sommières
* Le Capital (Août 92) :
1907. La viticulture victime de la fraude et de l’ouverture des frontières.
* Le Journal de Midi.
* L’Illustration.
* Une abondante documentation provenant de notes de lecture d’Aimé Jeanjean m’a également aidé dans la rédaction de mon article.